Ormesson. Loger les rapatriés d'Algérie : l'histoire des familles de Harkis dans les années 1960
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Date :
v. 1960
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Notice historique :
Les Harkis désignent les personnes, et leur famille, qui ont servi l'Algérie coloniale ou qui ont été enrôlés par l'armée française ou se sont engagés durant la guerre d'Algérie (1954-1962), la harka signifiant mouvement et par extension troupe mobile. Cette population regroupe en réalité de multiples cas de figure: d'un côté, les supplétifs de l'armée française, réservistes, gardiens, qui défendaient les villages et, d'un autre côté, ceux qui sont intégrés en commandos offensifs au début de la guerre d'Algérie (1954-1962) ainsi que les non-supplétifs qui ne font pas partie de l'armée. Ce terme désigne parfois tous les «Français musulmans rapatriés» en France à la fin de la guerre d'Algérie, en 1962. En Algérie, pour certains, harki est devenu synonyme de traître et de collaborateur mais cette idée est aujourd'hui tempérée et la complexité de la guerre d'Algérie, qui met fin à 130 années de colonisation, conduit à écarter toute comparaison avec la période de l'Occupation.
À partir du printemps 1962, l'arrivée sur le sol métropolitain de près de 66.000 Harkis et membres de leurs familles entraînent l'installation, dans des conditions parfois difficiles, de nombreuses familles qui subissent à la fois l'exil de leur pays, avec lequel les liens sont coupés, et l'hostilité de la société française. Les rapatriements tardent à s'organiser: il faut attendre les massacres de l'été 1962 pour qu'un dispositif d'accueil soit constitué officiellement. À cette date, 20.000 supplétifs et leurs familles sont placés dans des camps d'hébergement militaires, dont le camp de Rivesaltes, et 3.200 sont engagés dans l'armée française. En tout, suivant un recensement de 1968, on estime à 140.000 les Français musulmans rapatriés qui s'établissent en France entre 1962 et 1968, dont 66.000 membres des familles d'anciens supplétifs, dont le nombre s'élève à 21.000. L'installation plus durable se déroule suivant deux modèles, celui d'environ 75 hameaux forestiers, situés en pleine campagne, dans le Midi essentiellement, et les cités urbaines à la périphérie des villes. Ces dernières, une quarantaine, s'éparpillent autour de toutes les grandes villes du pays.
À Ormesson, tout près de Nemours, un ensemble d'une dizaine de familles est logée, à partir de 1964, dans une ancienne ferme appartenant à la Compagnie industrielle des sables de Nemours qui est l'employeur principal de cette communauté. Dans cette ferme, les logements se répartissent au rez-de-chaussée et dans un grenier, le chauffage défectueux fonctionne au charbon et les conditions de vie sont extrêmement précaires. De plus, les plaintes des riverains se multiplient. Malgré l'absence de tout délit constaté, une pétition est transmise à la mairie et exprime l'hostilité et le racisme qui entourent la communauté des Harkis:
(&) L'introduction de 50 arabes en quelques mois change profondément le caractère de ce paisible et charmant petit pays résidentiel, qui devient une zone et provoque de graves inconvénients, tant physiques que moraux: hygiène lamentable, récoltes et jardins pillés, attaques de femmes isolées, etc.
Contrairement à ces propos, un rapport du Centre d'hygiène sociale de Nemours constate les bonnes conditions sanitaires maintenues dans la ferme, malgré un environnement difficile. L'auteur du rapport note:
Je pense qu'il n'y a pas un problème harki mais des incidents de village créés par les habitants sous l'impulsion d'une minorité hostile aux Nord-Africains, et trouvant que leur petit village pittoresque (&) perd de son charme et de sa tranquillité et aussi parce qu'ils n'apprécient pas la proximité de leurs enfants avec les petits Harkis.
En février 1965, les revendications des Harkis pour l'amélioration de leur logement incitent les autorités à se réunir pour envisager un relogement. La Société nationale de construction de logements pour les travailleurs (SONACOTRA) propose de construire huit «pavillons jumelés de type préfabriqué lourd Phoenix», des bungalows sur pilotis de construction rudimentaire. Mais le projet d'implantation de ces logements rencontre de nombreuses difficultés et la situation s'enlise. Après des mois d'attente, les ouvriers de l'usine décident de démissionner. Ils multiplient les requêtes auprès des services sociaux, comme en témoigne un document de juin 1965 émanant du service des «Affaires sociales musulmanes» de la Préfecture:
«(&) Bénéficiant d'un logement précaire duquel ils seront vraisemblablement expulsés un jour ou l'autre, se trouvant sans travail, et ayant des difficultés en ce qui concerne leur placement, les chefs de famille s'aigrissent au fur et à mesure que les jours passent et que leur mécontentement grandit.
En raison de leur démission collective, la Compagnie des sables de Nemours décide de retirer sa participation au projet de logement de la SONACOTRA, avec le soutien de la mairie d'Ormesson, et le relogement des familles est, une nouvelle fois, suspendu. Par la suite, les Harkis d'Ormesson sont dispersés dans le parc social des villes alentours, non sans difficulté. Le Ministre des rapatriés, François Missoffe, avait émis une note en janvier 1964 dans laquelle il soulignait la priorité de reloger les rapatriés (c'est-à-dire les Pieds-noirs) avant les Harkis.
L'histoire de cette petite communauté d'Ormesson rappelle les révoltes plus tardives, en 1975, qui signalent la détresse des familles des anciens supplétifs, et l'histoire méconnue de tous les Français musulmans rapatriés. Il faut attendre les années 1980 pour voir apparaître les premiers travaux pour la reconnaissance et l'histoire de cette population. En 2012, la France reconnaît tardivement la responsabilité du gouvernement français dans «l'abandon» des Harkis après la fin de la guerre d'Algérie en 1962.
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Sources complémentaires :
AD77,3397W47, Outre-mer-Algérie. Généralités (1963-1984), Algériens en France (1970-1989): effectifs, amicale des Algériens en Europe, mouvements politiques algériens, problème des Harkis en France.
AD77,PF1960, Population, étrangers, statistiques. Service de la Préfecture. Rapatriés et évacués: Rapatriés d'Algérie, renouvellement des cartes nationales d'identité, 1966-1969.
AD77,PF1964, Rapatriés d'Algérie: passeports (instructions), 1963-1964.
AD77,SC20015, Service départemental des rapatriés de Seine-et-Marne, Difficultés rencontrées par une famille de Harkis à Ormesson. - Relations avec les organismes spécialisés dans l'accueil des rapatriés, Fourniture de logements temporaires, Logement dans des centres implantés en Seine-et-Marne, 1962-1967.
Image :Affiche du film Harkis d'Alain Tasma, 2006, France 2, 97 min., d'après un scénario de Dalila Kerkouche, auteur de Mon père, ce harki (Paris, Seuil, 2003) et Arnaud Malherbe, Collection Génériques.
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Références :
BESNACI-LANCOU,Fatima, MOUMEN,Abderahmen, Les Harkis, Paris, Cavalier bleu, 2008, 126p.
BESNACI-LANCOU,Fatima, FALAIZE,Benoît, MANCERON,Gilles (dir.), Les Harkis, histoire, mémoire et transmission, Paris, Éditions de l'Atelier, Éditions Ouvrières, 2010, 222p.
BOULHAÏS,Nordine, Histoire des Harkis du Nord de la France, Paris, L'Harmattan, 2005, 296p.
Collectif, «Les Harkis 1962-2012. Les mythes et les faits», Les Temps Modernes, n°666, 2011, 316p.
CRAPANZANO,Vincent, The Harkis. The wound that never heals, Chicago, University of Chicago Press, 2011, 238p.
HAUTREUX,François-Xavier, La guerre d'Algérie des Harkis, 1954-1962, Paris, Perrin, 2013, 467p.
MOUMEN,Abderahmen, «De l'Algérie à la France. Les conditions de départ et d'accueil des rapatriés, Pieds-noirs et Harkis en 1962», Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°99, 2010, pp.60-68.
TELALI,Saliha, Les enfants des Harkis: entre silence et assimilation subie, Paris, L'Harmattan, 2009, 122p.