Mai 68 dans la campagne d'archives orales de Génériques
Le 14/06/2018 à 16h12 par Tatiana Sagatni
Résumé

La commémoration du 50e anniversaire de Mai 68 est l’occasion de revenir sur ces événements qui ont marqué une génération et qui ont bouleversé la société française, sous l’angle original de leur traitement dans la campagne d’archives orales menée par Génériques « Histoire et mémoires de l'immigration : mobilisations et luttes pour l'égalité, 1968-1988 ». Réalisée de 2012 à 2015 auprès de 31 témoins, celle-ci cherche notamment à comprendre quels rôles ont joué les étrangers en mai 68 et en quoi ces événements ont révélé leur présence mais aussi et surtout en quoi Mai 68 a-t-il favorisé leur engagement dans la vie associative, syndicale et politique.

« Les années 68 » ou l’émergence de la question de l’immigration et du

« travailleur immigré » comme une figure politique à part entière

 

Apparue dans l’espace public français pour la première fois en 1964 avec le problème des bidonvilles, la « question immigrée » devient réellement visible à travers les grèves et manifestations de mai-juin 1968 auxquelles participent les ouvriers immigrés dans les usines.

La contestation des « années 68 » a permis ensuite d’étendre cette parole publique au-delà du seul terrain économique vers des luttes politiques, sociales et culturelles et des revendications plus spécifiques telles que les mobilisations contre les actes racistes, la naissance du mouvement des sans-papiers et les « grèves des loyers » des foyers Sonacotra…

 

La place de l’année 1968 dans les récits est à ce titre particulièrement scrutée, avec l’avènement de l’intégration des travailleurs immigrés dans le discours et la pratique syndicale et revendicative. Cette année-là est-elle pour autant un marqueur décisif des mobilisations et luttes pour l’égalité ? Alors que certains témoins expliquent comment 1968 s'insère dans une certaine continuité (certains se sont mobilisés pour les immigré-e-s avant 1968), d’autres la voient au contraire comme une césure, un point de départ et de bascule, un temps d'expérimentation voire d'apprentissage, donnant une visibilité aux immigrés dans le cadre d'une mobilisation plus globale du monde ouvrier. Après 1968, les mobilisations se poursuivent avec des revendications propres pouvant revêtir de nouvelles formes, de nouveaux objectifs, et investir de nouveaux terrains.

 

 

Témoignages issus de la campagne d'archives orales de Génériques

 

La question de la transmission et du basculement d'une décennie à l'autre, avec ses passerelles et ses croisements à la fois des générations et des luttes tient une place importante dans cette campagne. Les témoignages, par leur diversité, montrent que non seulement les immigrés ne sont pas restés en retrait mais qu’au contraire, ils ont joué un rôle décisif dans le mouvement social en participant activement aux événements politiques et en affirmant ouvertement leur position au sein de la classe ouvrière et de la société française.

 

 

Vasco Martins (00:35:36:10 / 00:39:51:10)

 

Vasco Martins assistait d’abord aux manifestations comme un spectateur puis s’implique vraiment dans le comité d'action de quartier du 14e dans lequel il était le seul Portugais. Le comité d’action faisait office de lien entre les étudiants, les ouvriers et les paysans et par ce biais et au cours des luttes, il a rencontré de nombreux immigrés sans se rendre compte sur le moment de l'implication de la communauté portugaise. Il évoque cette période comme une période de liberté extraordinaire.

 

 

Geneviève Petauton (00:04:00:21 / 00:08:05:03)

 

Les premiers engagements de Geneviève Petauton remontent à 1966-1967, notamment sur la question du droit de visite dans les cités universitaires. Après avoir participé à un débat sur le droit de vote des immigrés en 1968 au festival d'Avignon, elle se mobilise pour l’accueil des étrangers, elle participe à des cours d'alphabétisation et s'intéresse plus précisément à la question de l'égalité des droits qui n'était pas partagée par tout le monde…

 

 

 

Aloys Carton (00:38:36:11 / 00:52:22:14)

 

Aloys Carton est prêtre et aumônier à Lyon lorsqu'éclatent les événements de mai 1968. Il décide alors de partir sur les barricades avec les jeunes, qu’il aide ainsi que la CGT à rédiger des tracts. Ses supérieurs n'apprécient pas vraiment son investissement et l'envoient dans un monastère à Nice en 1969… Il s'impliquera dans des comités de soutien aux grèves de la faim des galeries Lafayette, hébergera et mènera lui-même une grève de la faim dans le monastère pour l'obtention de papiers pour des travailleurs immigrés…

 

Assane Ba (00:03:17:13 / 00:07:28:06)

Assane Ba évoque une période de contestation générale (fin de la décolonisation, guerre du Vietnam et après 68) où de nombreux mouvements étudiants contestent les conditions matérielles et surtout les programmes et méthodes d'enseignement jugés inadaptés à leurs besoins et à ceux du pays, ne prenant pas en compte les réalités africaines. Devenu responsable de la corporation de sa faculté de sciences juridiques à l’université de l'Afrique Occidentale Française, à Dakar, il met en place des actions de grève des cours et de refus de passer les examens… En réaction à de violentes répressions, le mouvement s'amplifie jusqu'à la population par des grèves syndicales et d'autres actions.

 

Djiby Sy (01:13:42:08 / 01:23:52:07)

Djiby Sy faisait partie de la CGT et dit prendre le train en marche tandis que, dans son entreprise, les gens n'étaient pas tous d'accord au début pour arrêter le travail. Il se rend à la Sorbonne, participe aux débats, va dans les manifestations. Il évoque un réel réveil des consciences. Il explique que les évènements ont attiré beaucoup de nouveaux militants dans les syndicats, indispensables pour organiser la lutte et éviter « la pagaille »…

 

Maria Amaral (00:31:07:19 / 00:37:09:21)

 

Étudiante aux Arts décoratifs à Strasbourg, Maria Amaral participe au mouvement de mai 68 en occupant son école. Elle est de toutes les luttes et pense l’art comme une arme politique. Elle veut peindre pour les peuples et évoque la peinture de la révolution mexicaine. Elle parle de la manifestation du pont de l’Europe qui a permis à Daniel Cohn-Bendit de revenir en France.

 

 

Jean et Josée Frouin (00:59:46:00 / 01:08:01:02)

 

Pendant les événements de mai 1968, Josée Frouin a hébergé des enfants chez elle pendant que les femmes faisaient la grève. Elle raconte avoir été frustrée de ne pas participer aux manifestations car elle considère ces moments comme particuliers, plein d’élan et de solidarité. Jean Frouin rentre au CNRS à la Sorbonne en 1968, il est alors au cœur des agitations. Avec des amis, ils tiraient des tracts eux-mêmes dans le sous-sol d'un immeuble. Il évoque cette période d'effervescence en France et avoue avoir eu une véritable prise de conscience, notamment sur la condition des femmes.

 

Roland Rutili (01:10:42:12 / 01:33:54:00)

Il évoque la période de mai 68 comme une période d'activisme total et grève continue dans les mines de fer. Roland Rutili explique qu'en mai-juin 68, il tenait informée la population au jour le jour, une revue de presse était faite tous les matins, par haut parleur dans la ville. Il explique que la « droite revancharde » lui en veut ainsi qu'aux immigrés plus généralement qui se sont mobilisés en mai 1968. Il insiste sur le fait qu'une grosse partie de l'assise industrielle de la puissance économique de la France provenait du travail des immigrés « scandaleusement exploités » et raconte l'importance de la force syndicale à l'époque pour limiter les abus. Mai 1968 permet de mettre au grand jour l'implication militante des étrangers qui sont sanctionnés par des mesures d'expulsion et d'assignation à résidence. Il fait parti de ces militants expulsés « pour l'exemple » et pour effrayer les autres immigrés.

 

 

Pour beaucoup de travailleurs étrangers impliqués dans le mouvement et marqués par les mobilisations, Mai 1968 a été très formateur et vécu comme un laboratoire politique. C’est le cas, par exemple, de Saïd Bouziri militant tunisien et parmi les fondateurs de Génériques, qui, avec d’autres, a contribué à créer de nombreuses associations d’immigrés (comme par ex. le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1972). Ensemble, ils s’engagent à partir des années 1970 contre les crimes racistes, pour l’amélioration des conditions de logement et contre les bidonvilles et s’opposent aux expulsions des travailleurs immigrés.

Ainsi, grâce aux luttes des « années 68 », les immigrés ont pu se rendre visibles comme sujets politiques à part entière pour porter leurs revendications de légitimité et d’égalité au-dehors des usines françaises et au-delà de leur seule condition de main d’oeuvre.

 

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